Cet article qui relate la réfection du circuit Mauve de la Dame Jouanne est paru dans le numéro 220 (mai/juin 2022) de la revue Grimper. Nous le reproduisons ici grâce à leur aimable autorisation.
L’écriture d’une histoire requiert l’utilisation d’un support et d’un moyen quelconque d’y laisser des traces. Pour conter celle qu’il voulait offrir à la postérité, un certain Maurice Martin a choisi les rochers de grés de la forêt de la Commanderie, au sud de Fontainebleau, un simple pinceau et de la peinture à l’huile couleur mauve. Hélas les vieux grimoires, surtout lorsqu’ils gisent à l’extérieur, sont soumis aux sévices du temps et deviennent peu à peu illisibles. Pour éviter que celui-ci ne tombe tout à fait dans l’oubli, quelques grimpeurs ont décidé d’arpenter les hauteurs du « Mauve » pour nettoyer et retracer le circuit d’escalade considéré comme étant le plus haut, le plus long, le plus engagé de la forêt de Fontainebleau. Un monument.
L’Himalaya francilien
Tracé de manière disparate dès 1948 par des habitués de la Dame Jouanne, massif situé à quelques encablures du village de Larchant, le circuit mauve acquiert ses lettres de noblesse sous la plume et les semelles de Maurice Martin. Éminent « bleausard », il est déjà l’auteur du premier guide de Bleau (1944) et des falaises du Saussois (1951). C’est à l’occasion de la réédition du topo guide de ce massif du Sud de la forêt en 1958 que ce dernier décide avec quelques compagnons d’en faire un tracé précis et complet.
Nous sommes au milieu du 20e siècle. L’escalade à Bleau à cette époque n’est pas encore une fin en soi. Elle est à mille lieues de la destination internationalement reconnue qu’elle est devenue aujourd’hui. L’objectif final de la plupart des varappeurs parisiens, avides de courses et de sommets qu’une géologie retorse a voulu leur tenir éloignés, reste encore et toujours la haute montagne. Car c’est en altitude que l’on fait ses preuves. C’est aux listes de courses, à la collection des cimes que l’on compare le niveau et le culot des grimpeurs. Comme les autres avant lui, c’est donc dans ce contexte que naît le « Mauve », un circuit ultime d’entraînement à l’alpinisme pour des parigots en mal de dénivelés.
Dans un article publié dans la revue Paris-Chamonix en avril 1958, Maurice Martin le décrit comme « une épreuve de résistance tout à fait rare à Bleau… puisque le circuit représente une succession de quelques 200 montées, descentes, traversées, totalisant 1500 à 2000 mètres de parcours de rocher ».
Le « Mauve » regroupe toutes les caractéristiques initialement recherchées dans les circuits : un exercice d’endurance, un enchainement de mouvements, en montées descentes et traversées, avec des passages exposés, le tout bien sûr sans jamais poser le pied à terre. L’idée, encore et toujours, est de se rapprocher le plus possible des sorties alpines. Il faut dire que le massif de la Dame Jouanne se prête tout particulièrement à ce jeux aussi excitant que périlleux. Ce chaos rocheux comprend les blocs les plus hauts de la forêt, dont celui homonyme de la Dame Jouanne, l’Everest Francilien qui culmine à 15 mètres de hauteur. La suite de l’article témoigne de cette approche alors en vogue, aujourd’hui reliquat d’une escalade presque révolue.
« Exercice de résistance, mais aussi exercice de tête : une autre caractéristique essentielle du Mauve de la DJ est que souvent les chutes sont mauvaises; ainsi il en résulte un circuit assez exposé, il pourra à ce titre subir quelques critiques. A mes yeux, ce « défaut » sera une qualité : il s'agit essentiellement d'un jeu, mais pour la plupart des grimpeurs d'un jeu d'entraînement, d'entraînement à la montagne, et à la montagne il est rare que la petite plage de sable vous attende à quelques mètres du départ » !
Une autre indication, donnée plus loin dans la description totalement exhaustive du circuit mais qu’il qualifie modestement de sommaire, montre encore par un trait d’esprit cette recherche de l’engagement. Il serait en effet possible d’éviter de gravir la « Tranche de Gruyère » très exposée, en traversant à sa base un passage renommé « La traversée des Dégonflards ». Le ton est donné.
Un monument à ravaler
David Lepage aime quand c’est haut, exposé, humide, « licheneux »… c’est à la réunion de ces conditions que son escalade s’exprime. Pour l’ensemble de ces mêmes raisons il privilégie les sites du sud de la forêt tels que le Maunoury, le Troglodyte, l’Eléphant, la Dame Jouanne… avec leurs blocs hauts, au grès moins compact, plus sableux, plus fuyant, plus friable. En général l’escalade y est un peu plus mentale qu’ailleurs, plus engageante et ce, quel que soit le niveau des voies.
C’est donc tout naturellement que David a entrepris ce projet de réhabilitation du « Mauve », car il correspond en tout point à sa conception de l’escalade. Mais il s’agit selon lui avant tout d’un devoir de mémoire, un moyen de rendre hommage aux anciens. « Il y a la question de la tradition, de l’histoire. Toute activité sportive a un point de départ, il faut s’intéresser à cette histoire, sinon cela devient de la simple consommation. C’est extraordinaire de se dire que dans les années 40/50, il y avait déjà des gens qui passaient par là. Et malgré toutes les évolutions techniques, les blocs sont toujours aussi difficiles ».
Mais réhabiliter un circuit n’est pas une mince affaire. Il faut déjà mettre la main sur le vieux topo dessiné et le projeter concrètement sur le terrain, retrouver son tracé. Les passages repérés, le deuxième obstacle, et pas des moindres, se nomme la nature. Car la Dame Jouanne vit, respire, elle est mouvante. Elle a changé. En raison de l’érosion intense et exponentielle causée, entre autres, par la sur-fréquentation de la forêt, l’ONF (Office Nationale des Forêt) est dans l’obligation de mettre en place des « zones de défens » autour de certains blocs. A ces endroits, le sable prend la fuite, les sols se dérobent et des rochers risquent l’affaissement. Ce sont des zones entières laissées en jachère qu’il faut désormais contourner. La situation se présente d’ailleurs dès le début du circuit au niveau de la zone Rascar Capac/Bivouac du Pof. Une fissure importante étant en train de s’ouvrir et de progresser vers la droite, une rupture est prévisible et pourrait entraîner un basculement du bloc Rascar Capac qui coiffe l’ensemble.
Le premier numéro désormais sous les verrous d’une « zone de défens », David a été dans l’obligation de choisir un nouveau passage afin de rallier la suite du circuit, tout en conservant son esprit. Une situation qui se présente plusieurs fois le long du parcours et qui implique de s’adapter sans cesse. La satisfaction pour le (re)traceur est qu’il participe à son tour à l’écriture de l’histoire.
Mais c’est à une tâche bien plus laborieuse qu’il faut surtout s’adonner. La nature et sa tendance à se répandre partout lorsqu’on la laisse en paix n’a pas de remords à recouvrir les marquages mauves de mousse et de lichen ou à coucher des troncs de pin sur certains passages clefs. Le traceur se mue alors en nettoyeur, en décapeur. Balaie, brosse, balayette, citrate, eau claire sont ses fidèles alliés dans sa bataille pour ressusciter les passages, pour que les prises retrouvent leur adhérence et leur grain. Sachant que tôt ou tard, la nature l’emportera. Elle a l’avantage de la patience.
La tâche est titanesque. David y décèle malgré tout un certain plaisir : « Il y a presque un côté Indiana Jones, tu brosses et tu fais réapparaitre des traces, des vieux fléchages, un circuit reprend vie ».
Heureusement tout n’est pas à refaire. D’autres avant David ont contribué à toujours faire respirer le Mauve. Olivier Cazeaux fait, entre autres, partie de ces arpenteurs nettoyeurs qui ont énormément œuvré sur ses hauteurs. Ardent varappeur, il y grimpait parfois l’hiver, sur un rocher presque verglacé, aux fissures obstruées par la neige.
La trame reste donc peu ou prou la même. Seules quelques modifications sont à apporter. Il faut maintenant ré-écrire au propre. Mais pas question de tout repasser, cela serait trop fastidieux. Car en tout ce ne sont pas moins de 200 fléchages qui jalonnent l’ensemble du parcours. Les anciens marquages suffisamment visibles sont conservés tandis que de nouveaux sont tracés selon la nomenclature indiquée par le COSIROC (Comité de défense des sites et rochers d’escalade). Toujours discrets les symboles pour les pieds sont désignés par des ronds. Une flèche avec ou sans queue indique le sens de la voie. Un rond avec un chapeau directionnel oriente vers la suite du circuit. Le choix de la couleur reste libre. Le mauve l’emporte, bien entendu.
C’est une telle somme d’énergie et de volonté qui est nécessaire pour restaurer un monument. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’un monument à l’histoire de l’alpinisme. « Un musée » comme aime à le désigner David, qu’il est important d’entretenir pour « Rendre hommage aux anciens et à un circuit d’ampleur. Exhumer leur travail et montrer ce qu’était la varappe». Car ils sont plusieurs les alpinistes de renom à avoir fait leurs classes sur cette Hymalaya lilliputien. Parmi eux la cordée Lucien Bérardini et Robert Paragot, ou encore René Desmaison qui selon les dires « courait » dans le circuit. Quand il ne trouvait pas le sommeil durant les nuits agités des bivouacs en altitude, ce dernier se remémorait les passages du « Mauve » qu’il connaissait par coeur pour égrener les heures.
Les moves du mauve
David est parvenu à rassembler autour de lui quelques motivés disposés à lui donner un coup de main. Parmi eux, Georges Tsao qui lui prête ses nombreux souvenirs et lui propose ses services d’élagages. Mais aussi Byket (Christophe Seguin) et Rudy (Rodolphe Charles) qui manient le pinceau. Ou encore son ami Christophe Paragot qui parcourait adolescent et insouciant le circuit avec son père Robert. Aujourd’hui en regardant certains passages il se demande encore par quels mystères il a bien pu l’enchaîner sans se poser plus de questions. « C’était vraiment des dingues les anciens à courir là-dedans, et d’emmener leurs gosses avec eux en plus. Et tout ça avec leurs vieux chaussons. Aujourd’hui jamais je ne ferai grimper certains blocs à mon fils sans assurage».
Les notions de risque et de responsabilité varient selon les époques. Pour nettoyer et travailler les passages les plus exposés, David et ses acolytes utilisent une corde. Il est plus rassurant d’évoluer avec la carte mentale des mouvements déjà en tête. Savoir que telle prise de pied n’est pas fuyante, qu’une bonne main se cache derrière le ressaut, peut être salvateur.
Le niveau du circuit mauve de la Dame Jouanne n’excède pourtant jamais le III, le IV au maximum. Il comprend en tout 200 passages dont 76 numéros cotés. L’escalade s’éloigne quelque peu des habitudes « bleausardes » pour se rapprocher d’un style plus « alpin ». Les prises sont relativement marquées, on emprunte des cheminées, de larges fissures, on tâtonne sur des « vires ». La progression s’y déroule autant en montées qu’en traversées et descentes délicates. L’exposition y est omniprésente, la chute interdite sur de nombreux passages.
C’est qu’il faut se méfier des vieille cotations, celles qui se présentent avec l’apparence bienveillante de chiffres romains. Il est nécessaire de les replacer dans leur contexte historique. Surtout qu’à leur fausse modestie s’est aujourd’hui ajoutée l’érosion caractéristique du massif qui modifie les prises. L’humidité qui rend le grès cassant, la présence d’aiguilles de pins sournoises pour les appuis ou le dépôt de pollens joue encore ponctuellement dans la difficulté. Si le guide indique un niveau de difficulté AD+, il serait presque plus judicieux de laisser chacun en juger par soi-même.
Georges Tsao a souvent usé les circuits du massif de la Dame Jouanne. S’il apprécie la continuité du « Mauve » dans son ensemble, certains itinéraires gardent sa préférence comme celui qui serpente sur le bloc de la Caroline (2e plus haut du circuit) ou sur les hauteurs et les bons baquets de la Dalle de feu. Ils s’entendent en revanche avec Christophe Paragot pour considérer la Tubulaire et la Calanquaise comme les deux passages les plus à craindre. La première affublée du numéro 20 et côté IV- consiste en une cheminée souvent humide et toujours vertigineuse dans laquelle on hésite entre la progression de face ou de dos. Tandis que le passage de l’angle sud-ouest de la Calanquaise, floqué du numéro 45, se fait sur des prises inexistantes, tout en adhérence, avec en contrebas de beaux rochers en guise de réception.
La difficulté du mauve réside donc avant tout dans la conservation de sa lucidité, dans l’endurance et l’engagement. David ne s’y trompe d’ailleurs pas. « En parcourant ce circuit on réalise ce qu’était la varappe à l’époque, l’engagement. C’est une sacrée performance que d’enchaîner les 76 numéros sans court-circuiter». Et Christophe de renchérir : « Dès le début du circuit on commençait par une faille assez haute (aujourd’hui en zone de défens). Si déjà on osait pas engager, ça ne servait à rien de continuer, il valait mieux redescendre et rentrer chez soi. Ca voulait dire qu’on était pas prêt pour la montagne ». Beaucoup y ont laissé une cheville, parfois plus. La mère de Christophe aurait ainsi retrouvé un jour le grimpeur Alain Fréret étendu au sol, la jambe fracturée, l’os directement planté dans le sable.
Pour boucler le mauve il faut compter entre quatre et cinq heures pour « des grimpeurs moyens ne s’assurant pas » selon les mots de Maurice Martin. Un peu plus de deux heures vraisemblablement pour les initiés. Certaines têtes brûlées détiennent cependant des records qui passent sous la barre symbolique de l’heure. Alain Fréret, dit le Fournio, l’aurait couru en 50 minutes, tandis que le record de Robert Paragot s’établit à 55 minutes. A plus de 65 ans, ce dernier le bouclait encore en moins de 2h.
Jouer la partition des hautes notes du mauve relève d’une expérience. C’est parcourir un monceau d’histoire autant que relever un défis physique et mental. C’est arpenter des rochers aux noms évocateurs comme seuls les ouvreurs savent les inventer. « Le rocher bouffé aux mites, le dièdre baveux, le coude désossé, les grattons du French-cancan, les maquereaux aux vin blanc, le mur de la gitane, les oreilles de cocus, la face sud de l’hippopotame, le bateau de bouc, le pas de la chaise électrique… » autant d’appellations tantôt drôles, tantôt oniriques qui donnent vie et caractère à de simples amas de grès.
Pour David « Le plaisir de grimper n’est pas seulement la réussite de blocs durs mais aussi de parcourir l’ensemble d’un site comme c’est le cas ici. La gestuelle est aussi très importante. Dans un circuit on retrouve des mises en situation qui te font redécouvrir ton corps ».
Il faudra patienter encore un peu avant de pouvoir enchaîner tous les « moves » du « Mauve ». Attendre que le circuit soit totalement déblayé, nettoyé et tracé. Alors peut-être que ce petit coup de peinture remettra au gout du jour cette escalade si caractéristique qui jadis concourut à la réputation de ce site majeur de la forêt.